"Une fille amoureuse dit un jour à l'homme qu'elle aimait : moi aussi je pourrais écrire de ces histoires qui vous plaisent : ... Vous croyez ? répondit-il. Ils se
rencontraient deux ou trois fois la semaine, et jamais aux vacances, et jamais aux fins de semaine. Le temps qu'ils passaient ensemble, chacun le volait à la famille et au travail. ... Pendant
plusieurs années, ces haltes furtives et tendres, dans le répit qui suit l'amour, jambes mêlées et bras défaits, avaient été bercées de ces racontages et si l'on peut dire de ces récitages, où
les livres ont la première place. Les livres étaient leur seule entière liberté, leur commune patrie, leurs vrais voyages ; [... ]
Il fallait, tout d'un coup, à telle ou telle heure fixée d'avance - la montre ne quitte pas le poignet - repartir. Il fallait
retrouver chacun sa rue, sa maison, sa chambre, son lit de tous les jours, retrouver ceux à qui vous liait une autre manière d'inexpiable amour, ceux que le hasard, la jeunesse ou vous-mêmes
vous étiez une fois pour toutes donnés, et qu'on ne peut ni quitter ni blesser quand on est au cœur de leur vie. Lui, dans sa chambre, n'était pas seul. Elle, était seule dans la sienne. Un
soir, après ce "Vous croyez?" de la première page, et sans avoir idée qu'elle trouverait un jour sur un cadastre le nom de Réage et se permettrait d'emprunter à deux célèbres dévergondées,
Pauline Borghèse et Pauline Roland, leur prénom, un soir, celle pour qui je parle aujourd'hui, à bon droit, puisque si je n'ai rien d'elle, elle a tout de moi, et d'abord la voix, un soir cette
fille, au lieu de prendre un livre avant de s'endormir, couchée en chien de fusil sur le côté gauche, un crayon bien noir dans la main droite, commença d'écrire l'histoire qu'elle avait
promise.
[...] La fille écrivait comme on parle dans le noir à celui qu'on aime, lorsque les mots d'amour ont été retenus trop longtemps et
ruissellent enfin. Pour la première fois de sa vie écrivait sans hésitation, sans répit, rature ni rejet, écrivait comme on respire, comme on rêve. Le ronflement continu des voitures
faiblissait, on n'entendait plus claquer de portières, Paris entrait dans le silence. Elle écrivait encore à l'heure des boueux, et de la petite aube. Première nuit passée tout entière comme
sans doute passent les leurs les somnambules, arrachée à elle-même, ou qui sait ? rendue à elle-même. Au matin, elle rangea le bloc, qui contenait les deux commencements que vous connaissez,
puisque si vous lisez ceci, c'est que vous avez pris déjà la peine de lire toute l'histoire, et que vous en savez donc aujourd'hui plus long qu'elle n'en savait à ce moment-là. Il fallait
maintenant se lever, se laver, s'habiller, se coiffer, reprendre le harnais strict, le sourire de chaque jour, la muette douceur coutumière. Demain, non, après-demain, elle donnerait le
carnet.
Elle le remit aussitôt qu'il entra dans la voiture, où elle l'attendait à quelques mètres d'un carrefour, dans une petite rue
près d'un métro et d'un marché. (...) Lire aussitôt, pas question. D'ailleurs ce rendez-vous se révéla être de ceux où l'on vient pour dire qu'on ne vient pas, lorsqu'on sait trop tard qu'il
faut renoncer, et qu'on ne peut pas prévenir. C'était déjà beau qu'il ait pu s'échapper. .[..] . Il disait s'échapper, car tous deux employaient un vocabulaire de prisonniers que leur
prison ne révolte pas, et peut-être se rendaient-ils compte que, s'ils la supportaient mal, ils auraient aussi mal supporté, se sentant alors coupable, d'en être relaxés. L'idée qu'il
fallait rentrer donnait tout son prix au temps dérobé, qui s'établissait hors du temps véritable, dans une sorte de bizarre et éternel présent . Ils auraient dû, à mesure qu'elles
passaient sans leur apporter plus de liberté, se sentir traqués par les années qui se rétrécissaient devant eux. Mais non. Les obstacles de chaque jour, de chaque semaine - affreux dimanches
dans lettres, sans téléphone, sans un mot ni un regard possible, affreuses vacances aux quatre cent mille diables, et toujours quelqu'un pour demander : A quoi penses-tu . - leur suffisaient
pour se tourmenter, et craindre toujours que l'autre ait changé. Ils ne réclamaient pas d'être heureux, mais s'étant une fois reconnus, demandaient en tremblant que cela dure, mon Dieu, que
cela dure ... que soudain l'un n'apparaisse pas à l'autre étranger, que subsiste cette fraternité inespérée, plus rare que le désir, plus précieuse que l'amour - ou qui peut-être était enfin
l'amour. [...] Le plus grave à ce jour était pourtant le carnet. Et si les fantasmes qu'il révélait allaient indigner son amant, ou pire, l'ennuyer, ou pire encore, lui sembler ridicules? [...]
Elle avait tort d'avoir peur : Ah, continuez, dit-il. Que se passe-t-il ensuite. Le savez-vous ? Elle le savait. Elle le découvrait à mesure. [...]
Un jour pourtant, le récit s'arrêta. Devant O, il n'y avait plus rien que cette mort vers laquelle obscurément elle courait de toutes
ses forces, et qui lui est accordée en deux lignes. [...]"